Axe 3 – Cultures, imaginaires, médiation -Programme Enjeu(x)-
Co-responsables de l’axe
- Patricia Eichel-Lojkine, professeur de Lettres, université du Maine, 3L.AM EA 4335
- Aude Bretegnier, professeur Sociolinguistique et didactique du FLE/S, CREN EA 2661
L’axe Cultures, imaginaires, médiation présente plusieurs niveaux de réflexion complémentaires. « Pratiques de lectures contemporaines des jeunes » (thématique 1) s’intéresse à des pratiques actuellement en pleine mutation en Europe. Symétriquement, on observe que les poétiques du récit se renouvellent en profondeur avec la montée en puissance des jeux vidéos : le questionnement sur les enjeux des récits à destinataire enfantin ou adolescent (sous toutes formes, tous supports) est au cœur d’« Enjeux du récit » (thématique 2). L’investigation du champ de l’imaginaire et de la représentation ne se limite pas à une « entrée » esthétique. Des études spécifiques seront conduites sur « Les imaginaires plurilingues entre familles et école » (thématique 3), à la croisée de la sociologie, de la sociolinguistique, de l’anthropologie, de la didactique des langues et des sciences de l’éducation.
Thématiques de recherche
1. Pratiques de lectures contemporaines des jeunes
La lecture des jeunes serait-elle une idée neuve à l’ère du numérique ? La révolution du numérique à laquelle on assiste aujourd’hui entraîne une transformation des textes, de leurs supports et de leurs modalités de lecture. Les rapports et enquêtes effectués sur ces transformations aux plans nationaux et à l’échelle européenne montrent une diminution du volume et des compétences de lecture et des disparités sociales dans les pratiques et la maîtrise des outils d’accès à la culture et au savoir. On note en particulier un fossé générationnel et social entre des individus ou groupes experts – ayant la double compétence de lecture traditionnelle sur papier et de lecture numérique sur écran – et des individus ou groupes plus jeunes dits « digital naïfs », dépourvus de l’accès aux formes classiques de la culture écrite, dont les capacités d’attention et de lecture profonde sont limitées.
Des groupes particulièrement fragiles apparaissent et font l’objet de l’attention des politiques publiques d’encouragement et d’encadrement de la lecture, parmi lesquels singulièrement les enfants, les jeunes, les immigrés.
D’un autre côté, les industries des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication mettent directement sur le marché des dispositifs et des objets de lecture qui ne passent plus par le contrôle traditionnels des institutions, qui visent singulièrement les jeunes lecteurs comme de nouveaux publics d’adolescents et jeunes adultes séduits par les potentialités de lien social offertes par ces outils.
Comme la lecture reste un instrument crucial de formation d’individus citoyens responsables, aptes à affronter les défis technologiques, économiques et politiques des sociétés européennes de demain, autant qu’un accès à toutes formes de divertissement culturel, il est indispensable d’évaluer l’impact de ces nouveaux outils et incitations commerciales sur les pratiques et expériences socio-culturelles de lecture auxquelles ils donnent lieu comme sur les nouvelles communautés de jeunes usagers qu’ils permettent de constituer.
Pour y répondre, nous proposons une base de données des expériences de lectures d’enfance et de la jeunesse, conçue sur le modèle de la RED (Reading Experience database) réalisée au Royaume Uni pour le lecteur britannique.
Elle sera consacrée aux témoignages et récits des expériences de lecture des jeunes lecteurs (anonymes mais aussi connus, en particulier celles rétrospectives, des écrivains), aux témoignages aussi des médiateurs de lecture s’adressant au public jeune.
Elle couvrira, dans un premier temps la période 1950-2014 et, dans une perspective de comparaison ultérieure, sera ouverte à des données issues des expériences européennes de lecture, Europe s’entendant dans ce projet au sens d’Europe géographique.
Ce projet innovant, jamais tenté, pourrait, à terme, jeter les bases d’une compréhension des points communs socio-culturels qui unissent ou au contraire distinguent les jeunes Européens d’aujourd’hui.
2. Enjeux du récit : culture, société, modernité
La filière socio-économique concernée par le récit (au sens large du terme) comprend les industries du jeu vidéo, du cinéma, de la télévision, de l’édition dans toute sa chaîne et toutes ses déclinaisons (papier, numérique), les institutions culturelles, éducatives et para-éducatives (bibliothèques, médiathèques, aide sociale à l’enfance).
L’attente de ces secteurs est grande, en termes de savoirs théoriques, méthodologiques et épistémologiques sur la fabrique des récits, sur l’histoire des pratiques et des modes de diffusion, sur les mutations en cours à tous les niveaux. De nouveaux objets d’étude et d’expérimentation s’imposent à nous : l’organisation des récits, y compris les dialectiques nouvelles entre « jouabilité » et « racontabilité » ; l’exploitation en classe des possibilités d’écriture collaborative qu’offrent certaines plateformes (eZoomBook) ; la progression de la lecture en streaming (« le livre au siècle du nuage », pour ne citer que quelques cas de figures emblématiques.
En se fondant sur des chassés croisés entre hypothèses théoriques et expérimentations pratiques (recueil de données émanant du « terrain », expériences en classe ou en contexte extra-scolaire), les actions programmées convergent vers les objectifs suivants :
a) fabriquer des modèles théoriques pour rendre compte des nouvelles formes de récits et aider les enseignants et les professionnels de l’adolescence à en comprendre le fonctionnement et la portée (jeux vidéos, récits interactifs à partir d’hypertextes/hyperliens) ;
b) renouveler les approches pratiques pour familiariser le jeune avec le large spectre des arts du récit sans exclusive (littératures orales et écrites, théâtre, contage, films d’animation, œuvres cinématographiques documentaires ou fictionnelles, séries) ; cela suppose en amont de s’appuyer sur des enquêtes théoriques fouillées dans les divers champs disciplinaires concernés, mais aussi de décloisonner les approches (par ex. aborder les contes en intégrant aussi bien les productions de la firme Disney familières aux enfants que les contes folkloriques et les contes classiques, aussi bien les livres et albums que les performances scéniques et les créations numériques…) ;
c) stimuler les activités d’écriture collaboratives (ateliers d’écriture « classiques », ateliers virtuels de confection de livres multi-échelles ou de récits interactifs…), en s’adaptant aux contextes scolaires ou péri-scolaires, aux âges, aux niveaux considérés et aux compétences visées (apprentissage de langues et cultures étrangères/ développement des compétences herméneutiques/ éveil du questionnement philosophique ou éthique/ inventivité…) ;
d) interroger les représentations d’adolescents dans des créations imaginaires narratives.
De manière générale, il s’agit de faire progresser la réflexion des chercheurs, des enseignants, des créateurs, des organisateurs d’actions culturelles sur les récits en images, les mutations du livre à histoires, l’adaptation, la traduction et la polyexploitation des histoires, sans négliger les processus de médiation : place et rôle des médiateurs (écoles/ médiathèques/ formations des jeunes publics dans les théâtres), rôle des circuits de distribution et de commercialisation.
3. Les imaginaires plurilingues entre familles et école
La recherche cible des enfants et adolescents pour lesquels la langue de l’école, le français, n’est pas le (seule) langue des relations et interactions familiales, qui ont à composer avec des répertoires bi-plurilingues mettant en contact des langues inégalement légitimées dans l’espace social et scolaire, avec des « langues maternelles » socialement plus souvent associées à l’idée de freins que de ressources, tant pour ce qui concerne l’apprentissage du français que la réussite scolaire. De fait, cette pluralité linguistique peut être source de fragilité, comme l’a montré l’enquête PISA (2013) en dévoilant que les élèves « issus de l’immigration » scolarisés en France sont en France 2,3 fois plus susceptibles de compter parmi les élèves en difficulté que dans les autres pays de l’OCDE. Pourtant, sont-ce ces langues qui sont en cause, ou la minorisation sociale et la non-reconnaissance institutionnelle dont elles font l’objet ? En quoi la disparité statutaire des langues marque-t-elle les imaginaires et l’expérience plurilingues des élèves et avec quelles implications sur les pratiques d’apprentissages, la relation construite à l’école et à la langue de l’école, les rapports aux savoirs et aux apprentissages scolaires ? En quoi des pratiques éducatives ouvertes à la pluralité linguistique peuvent-elles aider les enfants allophones à mieux vivre / gérer leur plurilinguisme, leur relation aux langues parmi lesquelles la langue de l’école ? Dans cette recherche, c’est à partir des « imaginaires » sociaux (Enriquez, 1997, Giust-Desprairies, 2009), notamment ici les « imaginaires linguistiques » (Houdebine, 1996 ; Canut, 2002) que nous proposons d’entrer dans ces questions, situant en cela l’analyse du point de vue de l’expérience et de la sensibilité des enfants / adolescents aux différences sociales (Zarca, 1999 ; Lignier et Pagis, 2012), de la manière dont eux-mêmes perçoivent, catégorisent et reconstruisent leurs langues et leurs différences. Mettant en regard le terrain métropolitain (Région Pays de la Loire) et des terrains de la France ultramarine (Tahiti, Réunion), le travail s’opèrera à partir de trois entrées dont le croisement permettra d’appréhender les imaginaires plurilingues des enfants dans diverses dimensions micro-/ macro- à la croisée desquelles ils se construisent : une entrée par la contextualisation socio-historique (comment historiquement l’école républicaine a-t-elle pensé la question de l’insertion scolaire des enfants locuteurs d’autres langues que la langue de la citoyenneté et du vivre ensemble), une entrée par l’action éducative (conception, mise en place et évaluation d’ateliers « à médiation plurilingue et pluriculturelle » développant en particulier des pratiques de pluri-littératie), une entrée biographique (données collectées à partir d’entretiens biographiques, complétées par l’enregistrement des réactions, attitudes, discours produits au cours des ateliers proposés dans l’action éducative).
Toutes ces recherches et actions participeront à la mise en place d’un Observatoire des pratiques culturelles des jeunes qui sera un interacteur entre l’université et le champ éditorial (les bibliothèques, les professionnels du livre, etc.). On connaît les phénomènes massifs, bien identifiés, que sont l’émergence de nouveaux produits à destination des jeunes (jeux vidéos) et l’adoption de nouvelles pratiques culturelles (immersion dans des univers parallèles, participation à des récits interactifs, à des ateliers d’écriture collaborative…), ou encore la consolidation du secteur éditorial de la littérature de jeunesse – autant de faits qui correspondent à des phénomènes de société. D’autres évolutions sont moins bien identifiées parce que plus marginales, mais indissociables de l’enfance, comme la sensibilisation aux histoires, aux contes, en contexte familial ou scolaire. Il faut mettre en place des ressources nouvelles (notamment des bases de données) pour en prendre la mesure.